– octobre 2010 – Saint-Malo

chronos2_250Après quelques jours passés à Saint-Malo où je participais aux « Rencontres poétiques de Bretagne », je rentre à Paris. Le train est bondé, on se croirait dans un pays en guerre. Malgré nos places déjà réservées, Gaston Bellemare, président du Festival de poésie de Trois-Rivières, et moi passons tout le voyage debout, entre deux wagons. Nous regardons avec stupéfaction les allées bloquées par des jeunes étendus au sol et qui essaient visiblement de reprendre les heures de sommeil perdues durant le week-end. Inutile de tenter de faire valoir nos billets. Un contrôleur traverse le wagon sans même ralentir le pas.

À Paris, et un peu partout en France, les grèves et manifestations se multiplient, le ravitaillement de certaines stations d’essence est ralenti et, dans les aéroports, certains vols sont annulés. Le lendemain, dans le taxi qui nous amène à Roissy, on entend l’animateur à la radio décrire l’intensification des moyens de pression qui visent à forcer Nicolas Sarkosy à suspendre l’adoption de son projet de réforme des retraites. Que l’on soit ou non favorable à cette mesure, que l’on soit ou non en accord avec les moyens de pression exercés, on ne peut, me semble-t-il, que constater combien les Français n’hésitent pas à aller dans la rue pour répondre aux politiciens qui les gouvernent. Je ne cherche pas davantage ici à discuter le bien-fondé de la réforme ou celui des réactions qu’elle a provoquées ; simplement, et même si l’on doit bien avouer que l’efficacité de la mobilisation est le plus souvent relative, je souligne la ferveur de l’implication sociale et politique de la population.

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Le mot démocratie vient du grec dêmos (peuple) et kratos (pouvoir, autorité, souveraineté). On en déduit que dans un régime démocratique, le pouvoir est détenu par le peuple et, par conséquent, que les représentant-es élu-es témoignent de cette autorité et en expriment les volontés.

chronos2b250On sait qu’au VIè siècle avant notre ère, à Athènes, la démocratie est née à la suite d’une crise politique et sociale. Vers 505 av. J.-C., Clisthène, pourtant aristocrate et petit-fils d’un tyran, remodèle la Constitution de Solon, ce législateur qui était aussi grand voyageur et poète, mais dont les réformes, qui excluaient une grande partie de la population soit les pauvres, les esclaves, les femmes et les étrangers, avaient fait de nombreux mécontents. Clisthène instaure quant à lui une démocratie pleine et entière, bien que cette nouvelle réforme continue d’écarter certaines classes de citoyens. Ainsi le droit de voter, mais aussi celui de discuter et de proposer des lois ont-ils été reconnus comme des droits civiques de base.

Dans tous les cas, la démocratie est une remise en question du pouvoir absolu et témoigne de l’autorité du peuple. L’un de ses plus fervents défenseurs fut par la suite Jean-Jacques Rousseau. Loin d’adhérer au modèle démocratique d’Athènes, celui-ci s’opposait entre autres à la forme représentative de démocratie dans laquelle il ne voyait que l’expression réduite d’une volonté générale, et lui préférait l’exercice du pouvoir fondé sur la consolidation de la participation des citoyens à la prise de décision politique. Pour Rousseau, se limiter à voter signifiait dans les faits ne disposer que d’une souveraineté intermittente. La représentation par un groupe d’ « élus » supposait en outre la constitution d’une classe qui, forcément, défendrait ses propres intérêts avant ceux du peuple. Le « Contrat social » de Rousseau n’est cependant pas sans failles, et il ne parvient certes pas à dénouer toutes les questions qu’y pose le philosophe, préoccupé surtout par celle de l’autorité légitime.

Loin d’avoir été résolues au fil du temps et des penseurs, ces problématiques conservent une troublante actualité, au moment où nos sociétés semblent être gouvernées par des politiciens qui pourraient bien donner raison à Rousseau…

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De retour au Québec, j’ouvre courriels et journaux pour y trouver des lettres ouvertes adressées à notre Premier Ministre, Stephen Harper, à Tony Clement, Ministre de l’Industrie et à James Moore, Ministre du Patrimoine canadien et des Langues officielles à propos du projet de loi C-32 déposé en juin dernier, « Loi sur la modernisation du droit d’auteur ». L’un des buts de cette réforme, écrit-on dans le communiqué qui l’annonce, est de « faire du Canada un chef de file de l’économie numérique mondiale ». Dans le même communiqué, on souligne que « le projet de loi tient compte des nouvelles façons dont les enseignants, les étudiants, les artistes, les concepteurs de logiciels, les consommateurs, les familles, les titulaires du droit d’auteur et bien d’autres personnes utilisent la technologie. Le projet de loi donne aux créateurs et aux titulaires du droit d’auteur les outils nécessaires pour protéger leurs œuvres et développer leurs modèles d’affaires. Il établit des règles claires qui permettront aux Canadiens de participer à l’économie numérique, aujourd’hui comme demain. »

Un masque de mots…! Sous prétexte de moderniser le droit d’auteur en fonction de l’ère du numérique, et notamment du phénomène largement répandu du partage de fichiers et du téléchargement d’œuvres protégées par le droit d’auteur, le gouvernement conservateur du non-lecteur Stephen Harper déposséderait les auteurs de leurs droits, et les priverait de la rétribution qui leur revient. Il veutéquilibrer les droits des créateurs et les intérêts des consommateurs, mais, en bref, la façon dont le gouvernement compte établir cet équilibre fait en sorte que les droits des auteurs seront réduits au profit de ceux des utilisateurs. Quelle curieuse et paradoxale conception de l’équilibre…!

Pour soi-disant s’adapter à l’évolution du numérique, le gouvernement propose en effet « que l’utilisation d’une œuvre aux fins d’éducation, de parodie et de satire » ne constitue pas une violation du droit d’auteur, et que l’on puisse par conséquent utiliser ces œuvres sans le consentement de leurs auteurs, et sans aucune rémunération. Si le terme éducation n’est jamais défini dans le projet de loi, on sait à tout le moins qu’il n’est pas restreint aux établissements d’enseignement. Même chose pour des expressions telles à des fins non commerciales ou à des fins privées qui ouvrent, on le devine, une multitude de possibilités aux utilisateurs et affecterait de façon déterminante et irrémédiable tant les créateurs que ceux qui produisent et diffusent leurs œuvres. Si par exemple un écrivain se sentait lésé dans le processus complexe d’exceptions – dont la plupart sont d’ailleurs en faveur des utilisateurs -, il faudrait alors qu’il demande lui-même aux tribunaux de se prononcer, et ce, bien sûr à ses frais ! Les amendes prévues sont toutefois si dérisoires qu’elles décourageraient d’entreprendre quelque démarche que ce soit en ce sens. Est-il besoin d’ajouter que les fournisseurs de services Internet ne seraient pas tenus responsable de violations de la Loi qui pourraient survenir grâce à leurs services, ni des contenus circulant sur leurs sites?

Lorsqu’une étude conclut, deux ans après l’abolition de l’aide à la diffusion et aux tournées à l’étranger, que ces coupures ont eu des répercussions majeures sur de nombreux organismes culturels, dont les troupes de danse et de théâtre canadiennes qui sont soudain devenues invisibles sur les scènes internationales, James Moore affirme haut et fort qu’il n’a « pas de leçon à recevoir ». Que peut-on espérer d’un tel gardien de notre Patrimoine? Là où l’indifférence politique rencontre celle du peuple, c’est lorsque la population emboîte le pas et refuse de reconnaître la valeur intellectuelle et économique du travail de création artistique. On accepte de payer pour les supports, mais pas pour les contenus!

Bien sûr nous sommes confrontés à des défis nombreux et inattendus avec l’arrivée du numérique et des phénomènes qui en découlent, et il ne s’agit pas de maintenir un statu quo qui ne tiendrait nullement compte de ces données nouvelles. Personne, dans les milieux de la littérature, du livre et de l’édition, n’ignore que le droit d’auteur doit être revisité à la lumière des nouvelles technologies. Les industries musicale et cinématographique ont été parmi les premières à subir les contrecoups de la circulation des œuvres sur Internet, et à proposer des moyens qui permettraient d’en conserver l’accès (car il en existe déjà, notamment à travers les sociétés de gestion collective) tout en respectant les droits des auteurs.

Tour à tour l’uneq, l’anel, copibec, la sodrac et nombre d’autres associations et organismes culturels ont fait part de leurs appréhensions, et ont même clairement exprimé leur opposition à ce projet de loi. Depuis 2005, il s’agit de la troisième tentative du gouvernement fédéral de l’adopter. Ce ne sont pas les protestations mais plutôt l’annonce d’élections qui chaque fois a fait échouer la procédure. Cette fois encore, elle semble longue, mais en matière de droit d’auteur, comme de réformes sociales d’ailleurs je pense particulièrement aux avancées des femmes depuis des décennies, il semble bien que l’on doive se méfier et ne jamais prendre un droit établi pour irrévocable. Certes, si la loi est adoptée, il y aura des amendements reflétant les préoccupations et doléances des uns et des autres, mais le fondement restera identique, et les conséquences, aussi dramatiques.

En même temps qu’il méprise la culture, le gouvernement Harper semble paradoxalement en reconnaître l’impérieuse nécessité lorsqu’il tente comme il le fait d’en rendre l’accès universel et gratuit. Si le projet de loi de ce gouvernement réformiste vient à être adopté, le message sera clair : désormais la propriété intellectuelle n’est plus protégée, et les œuvres des créateurs appartiennent à tous, sans bénéfice aucun pour leur travail et leur création. Et si les pétrolières offraient gratuitement le fruit de leur labeur ? Et si les compagnies pharmaceutiques ne détenaient plus de brevets ? Et si… ? Mais n’ayons crainte, de telles situations ne risquent pas de se produire de sitôt!

Quelque part entre Solon et tous les Harper de ce monde, il y a eu, dirait-on, un glissement entre démocratie, accessibilité et gratuité. Bien sûr au cours des prochains mois, le processus législatif permettra d’entendre les uns témoigner en faveur de cette réforme, alors que d’autres exposeront des arguments contraires. Ne nous faisons pas d’illusion, s’il évite le déclenchement d’élections, le gouvernement adoptera sa loi. Comment croire dans nos démocraties ? dans l’autorité du peuple ? dans notre pouvoir de citoyen-ne ? Le jour du vote est-il le seul moment où s’exerce et s’incarne la démocratie, la suite n’étant qu’un soliloque ? Quand donc aura lieu un véritable dialogue sur l’agora?

Magazine « Spirale », automne 2010 – été 2011.