La culture comme divertissement… ou le Refus Global (bis)

Chronos4Au moment où paraîtra cette chronique, il est probable que le Canada soit dirigé par un gouvernement conservateur, et, si la tendance se maintient, que ce gouvernement ait été élu majoritaire. À la suite de cette élection, le projet de loi C-32 aura toutes les chances de traverser les étapes nécessaires à son entrée en vigueur ; les activités des centres culturels des ambassades canadiennes continueront d’être pour ainsi dire réduites à néant, faute d’avoir les budgets qu’exige un fonctionnement digne de ce nom ; les organismes de défense des droits humains continueront d’être privés de moyens pour dénoncer les situations qui doivent l’être et faire les pressions nécessaires ; des exercices de censure de moins en moins subtils s’exerceront tant dans les sphères médiatiques qu’artistiques, et les suppressions de programmes destinés à la création, à la production et à la diffusion de l’art et de la culture (oui, Monsieur Harper, ce contenu sans lequel les ipod restent vides !) se multiplieront. Demain on dira au peuple que puisqu’il s’agit de SON argent, il est en droit de juger des contenus des créations artistiques ; demain les créateurs devront, pour avoir droit à l’aumône des généreux subventionnaires, présenter une image favorable du pays qui les nourrit ; demain c’est l’imagination que l’on bâillonnera, et l’on fermera les salles qui n’attireront pas assez de spectateurs, on coupera les vivres aux maisons d’édition qui publient trop de littérature et pas assez de vrais livres… Et quoi encore ? On voudra que disparaisse des scènes toute trace de critique, sous peine que soit réduite sa subvention ? On ne donnera de bourse de création qu’aux artistes dont les œuvres montreront patte blanche et seront exemptes de sexe, de drogue, d’adultères ? Tant qu’à puiser dans les deniers publics, il n’y a qu’un pas à franchir pour leur dire quoi écrire et comment peindre, pour imposer ce que l’on veut voir sur les murs des musées et entendre résonner dans les salles des théâtres ; si l’on avance encore un peu, on peut bien exiger qu’il n’y ait pas d’avortement dans les romans, pas d’armes à feu sur les scènes, pas de critique sociale dans les poèmes, pas de mots qui haussent le ton, de voix qui ressort de la masse et nous empêche de nous endormir paisiblement contre l’épaule de notre premier ministre qui nous bercera de promesses, chantera à notre oreille les bienfaits de son Canada où règneront loi-ordre-sécurité-propreté, et où la banalisation et l’uniformisation seront les points d’appui d’un confort que rien ne pourra déranger, que personne ne pourra plus bousculer…

Je ne sais même pas si, dans ces lignes, j’exagère ou si je suis inutilement alarmiste, mais rien de cela, me semble-t-il, n’est impossible… Le 3 mai, il se peut qu’à mon réveil, mon inquiétude soit justifiée, que les conservateurs de Stephen Harper, forts d’une nouvelle majorité acquise, tracent déjà devant nous le portrait terrifiant de ce que pourrait devenir le Canada. Et mon propos ne cherche pas à faire monter les enchères souverainistes et promouvoir un projet de pays qui est par ailleurs loin d’être acquis ou sans faille aucune.

Plutôt, je me demande comment, ce jour-là, nous pourrons penser l’art, comment nous parviendrons à voir la culture autrement que comme un divertissement parmi tant d’autres, comme une marchandise vidée de son sens, un produit de consommation destiné à la rentabilité. Car comment penser l’art si ce n’est comme une ombre qui nous secoue, comme un lieu privilégié pour interroger l’être et le monde, sonder les aspérités de la condition humaine, faire l’expérience de la liberté créatrice pour témoigner de la singularité de toute expérience artistique? Comment donc pourrons-nous chercher à exercer une liberté qui risquera d’être menacée?

 

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«En signant le manifeste de Paul-Émile Borduas, Refus Global, en 1948, je répudiais une culture reposant sur la non affirmation de soi, de son être profond. C’était aussi la dénonciation de l’assèchement de la sensibilité créatrice d’une société soumise à un enseignement dog-matique, un enfermement dans un passé révolu : le viol d’une communauté culturelle privée de sa participation pleine et entière à une époque majeure de l’histoire humaine. C’était l’affirmation du droit à la différence, en même temps que le constat que c’est de cette différence que jaillit l’énergie créatrice, donc la vie. Ceci n’origine pas d’un mythe religieux mais est en accord avec certaines lois de la science moderne.»

Ces mots de Pierre Gauvreau, sont, on le voit, d’une brûlante actualité. Ils ont été écrits le 21 juin 1998 dans une lettre adressée à la Sardec à qui il exprimait par ailleurs sa reconnaissance pour son soutien, notamment dans la gestion difficile de la série télévisée Le Volcan tranquille écrite pour Radio-Canada. Pour cet artiste majeur, décédé le 7 avril dernier, la liberté de création importait avant tout, et si sa vision esthétique n’a cessé de croiser une pensée critique, c’est d’abord pour dénoncer, de manière tenace et constante, les ingérences, incongruités, incompétences et incohérences d’un système qui, au nom d’impératifs économiques, entravait si souvent cette liberté considérée comme condition première de création, et à laquelle il tenait férocement. Il faut relire les entretiens qu’il a accordés à Michel Désautels* pour voir s’exprimer, à partir de sa propre expérience, un désenchantement qui n’a d’égal que la force de résistance qu’il ne cessera jamais d’opposer à ce qu’il dénonce.

Déjà Pierre Gauvreau déclarait : « Tous ces mandats possibles de la télévision ont été peu à peu mis de côté, occultés, relégués à des coins de grille et d’horaire marginaux. Tout cet espace-là est maintenant occupé par le commerce, par les intérêts du commerce. Ce que l’on voit du monde est totalement tributaire de ses intérêts. (…) La cote d’écoute actuellement, c’est la réalité. » Gauvreau voyait en outre très clairement l’impact de l’entrée du téléviseur dans les foyers, il savait les changements majeurs que cela impliquerait dans la vision que l’on a de l’univers. Déjà il mettait en garde contre une saturation de l’information, contre la répétition qui mène à ce qu’il appelait une « surcapacité de production technique et de diffusion », et qui, indubitablement, crée « un brouillard à travers lequel on ne voit plus rien ». Les exemples d’un tel brouillard abondent de plus en plus…

Faudra-t-il bientôt retourner au « Refus Global » (bis) et redire, une fois encore:
Place à la magie ! Place à l’amour ! Place aux nécessités!

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Mars 2011. Au moment où les bulletins télévisés nous assourdissent à force de ne montrer que le pire, au moment où l’on passe d’une catastrophe à une autre comme on change de chemise, au moment où il nous semble avoir tout vu, avoir tout entendu de ces politiciens qui cessent soudain, durant quelques semaines, de nous ignorer, des manifestations poétiques de toutes sortes ont lieu, au Québec mais aussi en France, en Allemagne, en Belgique, en Indonésie, en Hongrie, au Maroc. Même au Japon, c’était le Printemps des Poètes au moment où la Terre a tremblé…

Depuis treize ans, d’abord en France puis maintenant un peu partout dans le monde, la poésie résonne non seulement dans des salles de spectacles, mais aussi au milieu des places publiques, dans les rues, les jardins, les hôpitaux, les commerces et autres lieux apparemment peu propices à accueillir ces singuliers passeurs de mots que sont les poètes, et dont la parole est loin d’avoir la cote de popularité qui, normalement, justifierait une telle diffusion.

Que dit un tel événement ? Au milieu du brouhaha du temps, alors que tant de rêves s’effondrent chaque jour, que dit donc la voix d’un poème?

En face de l’absurdité, contre le simulacre, tour à tour derrière ce qui sera et devant ce qui est, le poème déplace le sens, déplace les mots jusqu’à ce qu’ils transforment, de façon sensible ou radicale, l’expérience que nous faisons de l’être et du monde. Il parle bas mais ses mots résonnent d’autant plus fort, qui bercent le tympan d’une oreille tendue, et s’immiscent dans l’engrenage sourd d’une société occupée ailleurs, mais qui, par hasard, pourrait bien croiser sur la place publique, dans un parc ou sur le panneau d’affichage d’un métro les mots d’un poème.

Il suffit parfois d’un seul mot pour tout dire, d’une seule oreille pour tout entendre, et que tout s’embrouille à l’intérieur, que la figure parfaite du monde qui jusque-là tenait, casse soudain, et que tout ce qui s’était figé se mette soudain à bouger de nouveau. Voilà ce que peut un poème, ce que peut la création artistique.

Voilà ce que ne pourront jamais nous enlever les gouvernements de toutes sortes, la culture préfabriquée et ses produits dérivés.

 

* Pierre Gauvreau, Les trois temps d’une paix, entretiens avec Michel Désautels, Éditions de l’Hexagone, 1997.