22 Jan Le hublot des heures

hublot250GENRE

Poésie

ANNÉE DE PARUTION

2008

ÉDITEUR

La Différence

COLLECTION

Clepsydre

PRESSE

Le Libraire – décembre 2008
Nuit blanche – hiver 2009

EXTRAIT

Les lumières de la ville
s’éloignent peu à peu
tu ne vois plus que du noir
au dehors, du noir au dedans,
tu cherches encore quelque clarté,
une passerelle qui relierait
les visages de ton passé
à ceux du présent
dont tu touches toute l’intensité,
à bord de cet avion qui te mène
d’un bout à l’autre de toi-même,
laissant couler le flot de ta conscience
– comme un fleuve dénoue les glaces
qui enserrent ses rivages –, tu écoutes
le silence qui flotte
au-dessus de ton siège,
à mesure que le grondement
des moteurs apaise ton âme,
l’avion se redresse, tout ralentit,
tu revois les images
qui composent ta vie, – les ombres,
les lumières scintillent légèrement
dans ta mémoire, soudain
tu ne penses plus à rien, tu revois
les préparatifs de ton départ,
comme chaque fois,
tu en minimises l’ampleur,
en oublies la lourdeur,

le choix de vêtements légers,
ou qui te garderont
au chaud, les livres et carnets.

Lorsqu’enfin tu boucles ta valise
et attaches le ruban rouge
qui la distinguera des autres,
à ce moment précis s’estompe le désir
d’ouvrir la porte, de laisser derrière toi la vie
continuer de se dérouler, les heures,
de recréer ce paysage
que tu n’abandonnes jamais
qu’à regret, chaque fois, tu le sais,
l’eau glissera sur la rive,
tu porteras le même nom, au retour
ton cœur, au retour tu auras changé
ton regard aura dévié,
l’horizon alors ne sera plus
celui qu’hier encore tu regardais
par la fenêtre de ta chambre
où les piles de vêtements
jonchaient le sol, où les livres
se disputaient le peu d’espace
restant dans la pochette
du sac de voyage qui t’accompagne
dans l’avion,

– et à l’instant,
tu voudrais bien y trouver
un stylo, noter
sur les pages lignées de ton cahier noir
le fil de mots que déroule ta conscience,
noter la moindre particule échappée des choses
que reçoit cette mer immense de l’air,
dirait Lucrèce, ces nuages
qui traversent ton hublot, indifférents
au monde dans lequel tu vis,
à cette carlingue qui le déforme,
avec à son bord des centaines d’individus
rivés à de petits écrans qui offrent la mort
en direct de leurs héros,
racontent des histoires,
doucement les bercent,
bordent leurs silences, bordent leurs rêves,
et jusqu’à leurs pensées,

pour peu, on oublierait
qu’il existe d’autres mondes, par exemple
celui où te mènent ton stylo et ton cahier,
cet étrange duo d’encre et de papier
au temps du portable et du jetable,
du performant et de l’éblouissant,
pour peu, il ne resterait qu’une nuée d’objets
dont on apprend le fonctionnement,
des lettres assemblées
– cd dvd – lcd pc – ogm omc –
que l’on récite
pour désigner
notre réelle réalité.

*

Tu rêves de villes que le temps
n’aura pas érodées, de forêts
qui dessinent des chemins vastes,

tu rêves, et sur la mer
les mâts des navires
rongent les pierres blanches,
la houle grignote le rivage,

tu rêves, mais l’aube tarde encore
à souffler sur les ruines,
les ombres se fracassent
contre la chair des maisons,
ébranlent la charpente fragile
des fenêtres par lesquelles tu vois
un peu d’espoir, crois-tu,

et comme lentement s’édifie un poème,
à l’intérieur de toi,
tu recueilles un à un ces lieux,
ces visages, tu touches à l’amour,
à tout ce qui peut encore être vrai
et beau, comme une promesse.La Terre, à peine visible
– l’aurions-nous oubliée –
par le hublot des heures
sait-elle encore te rappeler
que tu n’es jamais
au-dessus de ce monde
qui avance maintenant
avec ses cassures
irréparables, – jamais tu ne seras
au-delà des vagues qui effacent
les pas humains, la beauté simple
des choses, et tu voudrais,
en cet instant où la Terre se retourne,
entendre souffler un vent oblique,
toucher du bout de ton âme
la peau fragile du temps, voir,
voir enfin s’ouvrir les ombres que l’on porte,
et comme un cœur, et comme un visage,
le monde reposer dans la paume de l’aube.